On entend beaucoup parler du Chantier Davie dans l’actualité, mais on entend peu la voix de celles et ceux qui y œuvrent au quotidien. Avec 37 ans de métier, Pierre Fortier, président du Syndicat des employés du corps de sécurité de Davie, a une perspective inédite sur la vie au chantier. Le Réflexe est allé à sa rencontre pour en savoir plus.
Par Nicolas Lefebvre Legault, conseiller à l’information
Au début des années 1980, Pierre Fortier était agent de sécurité au Hilton Québec. Rien ne le prédestinait à faire sa carrière à la Davie. « Je faisais un cours de préventionniste en sécurité incendie au Cégep Limoilou et un collègue qui faisait le même cours que moi m’a dit qu’ils embauchaient au chantier », nous raconte Pierre Fortier.
À l’époque, la Davie construisait des plateformes de forage pour Houston Texas. « J’ai commencé comme pompier, mais je suis rapidement devenu agent de sécurité », relate Pierre Fortier. En juin 1983, à l’occasion d’un contrat sur des frégates HNCS de la marine canadienne, le chantier embauche plusieurs gardiens de sécurité. « On avait la garde des bateaux, parce qu’ils n’étaient pas décommissionnés, il fallait contrôler l’accès, ça prenait un agent par équipe », se rappelle-t-il. « C’est spécial Davie, c’est une ville, ça m’a pris trois ans apprendre le métier avec les anciens », dit-il.
Former des pompiers
En 1990, la Davie obtient le contrat de modernisation des anciennes frégates de la Marine (le contrat TRUMP). « Il n’y avait pas de sergent du côté du service d’incendie, j’ai passé le concours et je l’ai eu », raconte Pierre Fortier. Le poste de « sergent en protection et prévention incendie » est un poste de cadre, non syndiqué. « J’ai été en charge de tout le service d’incendie pendant les sept années suivantes », indique Pierre Fortier « là, j’ai eu du fun, je me suis payé la traite ».
À l’époque, le service d’incendie de la Davie n’est pas vraiment à niveau. « On disait pompier, mais dans les faits, c’était gardien de navire, l’entrainement et l’équipement étaient déficient », se souvient-il, « pour te donner une idée, les gars avaient des brouettes, il n’y avait pas de camion d’incendie. De toute façon, la moitié des pompiers n’avaient pas de permis de conduire ». Le travail consistait à collecter le bateau, à faire la maintenance des gicleurs, la tournée des poinçons et des points de contrôle.
« Moi, j’avais 32 ans et j’étais en charge de gars qui avaient parfois plus d’ancienneté que ça », rigole Pierre Fortier « tu ne peux pas forcer quelqu’un à travailler pour toi, il faut que tu l’amènes à le faire ». « Je suis allé voir le conseiller en relations industrielles pour profiter des contrats, pour obtenir des subventions pour la formation des gens », explique-t-il. Pendant cinq ans, le jeune sergent organise des cours et de l’entrainement la fin de semaine sur le chantier. « Ça a créé une chimie entre les gars », confie-t-il, « quand tu fais faire du temps et demi et que tu donnes de la formation, les gars sont contents ». À la faveur de plusieurs contrats de réfection, puis de construction de frégates pour la Marine royale canadienne, le nombre de pompiers augmente jusqu’à atteindre la quarantaine.
Tranquillement, le service d’incendie s’est amélioré. « On a rentré un premier camion de pompier en 1991, c’était un vieux truck des années 1930 », se souvient Pierre Fortier. Aujourd’hui, tous les pompiers de la Davie ont le cours de base de l’Institut de protection contre les incendies du Québec (IPIQ). « Les gars sont qualifiés pour le sauvetage en espace clos et le sauvetage en hauteur », précise Pierre Fortier « maintenant, tout le monde a des permis de travail à chaud ». « À la Davie, le travail de pompier, c’est 99 % de prévention et 1 % de combat, mais il faut être préparé au combat », estime le vétéran « c’est le pompier qui émet les autorisations, qui vérifie si les espaces de travail sont sécuritaires pour les ouvriers ».
Quand les contrats de réfection et de construction de frégates furent terminés, la Davie a vécu un passage à vide pendant environ 3 ans. « En 1996, mon poste de sergent a été éliminé, je suis revenu comme agent de sécurité, un poste syndiqué », raconte Pierre Fortier. La distinction entre les postes de pompier et d’agent de sécurité est mince. « Les pompiers ont la charge de l’intérieur des installations, des bateaux, les agents de sécurité de l’extérieur et de l’accès au chantier », explique Pierre Fortier.
Vivre les fermetures
En 37 ans de métier, le chantier a été fermé 10 ans et a vécu 2 faillites majeures. « Quand ça ferme, il faut quand même sécuriser les installations, alors, il y a toujours au minimum 4 gars qui travaillent », développe Pierre Fortier. En 2000, lors de la première faillite de la Davie, Pierre Fortier était cinquième sur la liste de rappel, alors il a dû quitter. « Je me suis retrouvé à New Richmond, en Gaspésie, en charge du service d’incendie de la Smurfit Stone, une grosse usine », raconte-t-il, « j’ai adoré, mais après 6 mois, la Davie a rappelé et j’ai quitté la Gaspésie, à regret, mais il aurait fallu que je déménage et je n’avais pas envie ».
Lors de la deuxième fermeture, en 2010, Pierre Fortier est resté sur le chantier. « Quand c’est mort, il y a un syndic, c’est exactement le même travail, mais sans patron », explique-t-il « on fait la tournée des ateliers, on contrôle les accès, on surveille les bateaux qui restent ». « On travaille pour les syndics en fait, les nouveaux propriétaires, c’est nous autres qui les avons rencontrés en premier », s’exclame-t-il.
En général, le chantier ferme faute de contrats ou à la suite de problèmes de financement. « En 2000, lors de la première fermeture, c’était faute de contrats », explique Pierre Fortier, « les nouveaux acheteurs en 2003 ont ramené quelques contrats, notamment les fameux traversiers de l’Île-du Prince Édouard et de Terre-Neuve. Ensuite, on avait eu de l’aide financière de Développement économique Canada pour construire trois navires, mais ça n’a pas été suffisant, il y a eu un arrêt de production pendant trois ans, le temps de trouver un nouvel acheteur. »
La relance du chantier
« En 2013, on a eu de nouveaux propriétaires, on a reparti le chantier de zéro », se rappelle Pierre Fortier. « On a réussi à refinancer un des trois bateaux, le CECON Pride, qui a été livré en 2014 », dit-il « c’est le bateau le plus performant au monde pour la pause de pipelines en mer ». Le gouvernement du Québec a mis la main à la pâte avec le contrat de deux traversiers qui ont été livrés récemment. « On a aussi fait l’Astérix, le premier ravitailleur livré en plus de quarante ans à la Marine royale canadienne ».
En 37 ans, Pierre Fortier s’est beaucoup promené et a vu d’autres chantiers avec lesquels la Davie a fait des partenariats. « Avec ce que j’ai vu un peu partout, je te dirais que tu ne peux pas passer à côté de la Davie », dit-il « on est reconnu partout dans le monde, même les américains viennent ici pour les sonars de leurs frégates, c’est juste au Québec et au Canada qu’on ne reconnaît pas l’expertise de la Davie ». Le Chantier Davie a livré plus de 725 bateaux en 125 ans d’histoire.
Pour le vétéran, « Davie mérite d’avoir sa part, non pas par pitié, mais par obligation, ils nous ont tellement contournés en 2010 avec Harper ». La Davie était alors sous la protection de la loi sur la faillite, ce qui explique à la limite son exclusion, « mais depuis, on a livré des bateaux à des coûts raisonnables ».
« Davie, c’est unique, il faudrait que les gens voient ce qui se fait ici, le savoir-faire, de la planification à l’exécution, est exceptionnel », pense Pierre Fortier « il faut que le gouvernement reconnaisse qu’on a fait une erreur en excluant la Davie de la Stratégie nationale de construction navale. C’est triste, on est rendu un bodyshop où on fait de la peinture sur les bateaux ».
Ce qui désole le plus Pierre Fortier, c’est la perte d’expertise. « On perd des jeunes, au chantier, c’est rendu juste des têtes grises », dit-il, « mais ce qu’on apprend à la Davie, ça ne s’apprend pas à l’école ». « Je vais avoir réussi à faire ma vie là, ça a été toute une école », raconte Pierre Fortier, « les agents de sécurité et les pompiers, ont est dans la ouate, les ouvriers ont des conditions terribles, avec la chaleur et le froid, mais il y a une fierté de travailler là. Ce sont des métiers durs, mais les gars sont fiers et quand ça va bien, les gens reviennent ».
Pierre Fortier devrait partir à la retraite d’ici trois ou quatre ans. « Quand je vais partir, je vais avoir 40 ans de service, il n’y a jamais personne qui va avoir fait ça », conclu le vétéran, « ce que j’aimerais en m’en allant, c’est que le chantier ait un avenir, qu’il soit reconnu, qu’il ait un carnet de commandes plein et des jeunes qui vont pouvoir grandir là-dedans. Je pense qu’on est bien parti. »
Extrait de l’édition de février 2019 du journal Le Réflexe